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L’émotion est-elle comme une marée basse ?
Voilà je cherche. Je cherche pourquoi la teneur d’une émotion se dilue. Il y a un moment. Un espace-temps où quelque chose se passe. Une rencontre, pour moi, le plus souvent. Un écrivain dans son livre. Une feuille de châtaignier dans une forêt solitaire. Un premier face à face avec un être animé qu’on oubliera jamais et qui par cet instant là entre dans ta vie. Entre. Porosité. Tout est question de porosité. Mais moi je laisse entrer la première fois, je n’ai pas de filtre. Je mets des filtres après, éventuellement, ou bien j’y suis forcée. Le premier instant c’est celui des toujours. Ensuite il faut absorber le choc. Le digérer et il faut vivre. Avec ?
Et après le choc émotionnel, oui vraiment c’est un choc, beau, mais éprouvant, tout le temps, alors après, il y a le corps. Et la tête. Mais le corps qui est bousculé. Tout papier mâché par l’émotion pure. Moi c’est ainsi. On dit bouleversé ? Longtemps j’ai écrit boulversé, mais il paraît qu’il y a boule dedans. Je ne vois pas, mais bon…Boule au ventre ? Boule au coeur versé de côté ? Renversé ? D’accord, à la renverse, bien sûr. Avec des boules, des carrés, des étoiles, des portiques, des vélos, des bagarres, des ciseaux, des strapontins qui s’installent, des fauteuils, des tabourets, par dessus les murets, les foins, les vaguelettes de mauviettes, des tranches, des oiseaux, des histoires de dormir dehors encore ?, des points, des triangles, des flûtes de zut, des bassons, des mains, des yeux, etc
Alors cette émotion gigantesque me prend une bonne dizaine d’heure. Je viens de le vivre. J’aimais bien être envoûtée. Toute mêlée, pas démêlée, non, l’autre s’installe en toi, ça fait un barouf, il pleut sur le toit. L’émotion de l’autre, les silences, les sentiments, les notes posées sur la partition, juste un début, et toi tu embarques ce paquet d’elle et tu composes maladroitement, toute entière. Cela prend le corps. La nuit, un jour. Mais le matin l’émotion s’est comme reposée, ou bien elle s’est enfuie, ou bien elle s’est reposée oui, parce que c’était fatigant. Et tu te retrouves toi, presque comme avant. La vague immense est passée. Tu es encore pleine, bousculée. Les larmes au coeur. Le corps pressé dans ses tranchées, oui tu as souvent envie de te laisser aller. Tu as envie de pleurer. Oui, cela reste mais tu as un peu repris ta vie. Reprise ? Tentative ? C’est comme si tu avais marché à marée basse très loin et découvert sous tes pieds tout cet univers vivant. Tu en ferais partie. Une partie à découvert. Et puis pendant que tu dormais la mer est montée. Maintenant tu es sur la côte, assise sur ton rocher, et les contours sont connus. Le bouleversement s’est-il caché en dessous ? Dans ta tête il y avait tempête de mots. Le soir, la nuit, et tu n’as pas écrit.
Maintenant ça fait deux jours. L’eau redescend un peu de ton rocher. Découverte. Seras-tu ? Tu te souviens de toutes les émotions, de toutes les rencontres, de ce mic mac de vie entre les êtres animés. Sans doute en vieillissant est-on encore plus conscient de cette science inexacte de la vie et encore plus au courant. Au courant naissant dans chaque instant. Ces croisées de vies. Comment vivent les autres ? Comment sont-ils arrivés jusque là aujourd’hui ? Avec leur visage tel qu’il est, leur voix, leurs gestes, chaque mouvement ? Pourquoi cette voiture, ce vélo, cet endroit, ce travail ? Pourquoi cet instant que nous avons voulu. Cette table, toi et toi que je ne connais pas. Toi qui me vois pour la première fois et tu parles, tu ris. Cette tarte chaude, ce chocolat, ce pantalon là, ces couleurs, le dehors où il grêle puis il fait soleil comme par magie. Pour que vive l’instant il faut le vouloir, il faut cet inconscience, cette décision, et cette conscience qui fait passer à l’acte. Qui fait que l’heure est dite, le jour nommé, et qu’on se trouve là où on a décidé d’être. Décidé d’être. Et comme tu l’as bien dit Moi je veux être rien. Voilà qui est bien dit. Mêlons le dire au faire. Et faire ce rien, c’est une belle vie, je te le dis.
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