Lundi après-midi je cueille sur les trottoirs des fleurs jaunes et des pâquerettes. Des fleurs de ville assurément et de ces choses qui m’émeuvent car elles vivent et je leur tire mon chapeau d’exister coûte que coûte là. Entre deux graviers, entre du bitume, le long d’un mur, sur le moindre creux de pierre.
J’amène ce petit bouquet dans le bureau de ma collègue ( un peu chef mais surtout adorable). Moi je ne suis plus chef et je n’ai pas de bureau, c’est fini ces conneries. Elle est ravie. C’est le genre qui n’a même pas un sachet de thé dans son tiroir, ni un bonbon, ni un petit fruit sec pour les réunionites aigües, c’est vous dire…Mais elle est vraiment cool et on lui amène du ravitaillement quand il faut pour qu’elle le reste…
C’est donc lundi. Hier, jeudi aprem, en partant, je vois dans la poubelle de son foutu bureau, là devant la porte, le petit bouquet. Les fleurs-clodo-sdf me regardent guillerettes, bien droites, en vie. Je prends le bouquet , le serre dans mes mains et la regarde en souriant.
Ben il était tout sec , qu’elle dit , un peu confuse
Ben chez moi, sur le balcon, il va finir sa vie, que je lui dis en rigolant.
Je ris mais j’ai pas envie. Je ris souvent quand je veux mettre le masque et que je trouve la personne en face complètement à la masse ou que je ne veux pas lui parler, c’est pas la peine des fois de parler n’est ce pas ?
Et je pars avec ce petit chose jaune et blanc dans ma main qui me sourit. On est du même monde tous les deux. Des rescapés, des qui en veulent jusqu’au bout. Pour moi la vie est partout et je suis la vie dans chaque brin d’herbe. Même parfois je suis dans ta tête aussi.
Chaque heure, chaque jour, je suis entourée de gens que je ne comprends pas et qui ne voient pas du tout qui je suis, qui ne me comprennent pas non plus. Je dis des choses, je fais, je parle avec les mains et des mimiques, et eux font des têtes de niais qui ont rencontré une niaise.
Je suis barje, tu sais. Je suis spéciale, faut pas t’inquiéter. Ne fais pas attention à ce que je dis. Sont mes phrases de protection. Pour me protéger du monde et de ceux qui vivent à l’abri.
Car je suppose qu’ils sont à l’abri, plus que moi. A l’abri de ces milliers de sensations vertigineuses. A l’abri de la nature, qui , sans doute, ne leur rentre pas dedans. Je suppose qu’ils ne sont pas fleur quand ils voient une fleur, je suppose qu’ils ne souffrent pas physiquement quand on abat un arbre ancestral, je suppose qu’un pissenlit sur un mur ne les rend pas heureux pour la journée, je suppose qu’ils jettent des bouquets de fleurs dans les poubelles sans même se retourner, sans un mot ni une pensée.
Je les envie parfois. Ce serait sans doute plus confortable d’être protégé ainsi de toute vibration. Par exemple, de ne pas sentir physiquement, en dedans, une blessure physique, la souffrance d’un être et de son corps, quand tu le touches, caresses sa blessure et la masses.
Par exemple, ne pas parler à tout être vivant, végétal, animal ou minéral. Juste parler aux humains, cette caste supérieure et rationalisante. Pouah. Quel drôle de monde ce serait là. Ce n’est pas le mien. Mais je leur pardonne parfois en me souvenant qu’à 30 ans par exemple, il y a des lustres, j’étais beaucoup moins atteinte qu’aujourd’hui. Il te faut des grosses tuiles pour devenir comme je suis.
Une amie me parle des symptômes de son enfant légèrement autiste. Il ne peut pas retirer ses chaussures chez quelqu’un, il entre en crise. Il y a des maisons dans lesquelles il ne peut aller, il est en crise dans la voiture, il ne peut en sortir. Je ne vois pas où est le problème. Enfant j’étais souvent comme cela, sauf que je ne crisais pas trop. J’essayais d’esquiver. Parfois je pleurais, parfois je me sentais mal, souvent je me réfugiais dans la solitude qui me comblait.
Une chose qui paraissait moindre me paraissait énorme, capitale. Il n’y a pas de détails quand tu es petit, tout est symbole, tout est toi, tout te relie au monde extérieur d’une façon que tu essaies de gouverner et de comprendre tout en étant débordé de tous les côtés.
Quand mes grands-parents ( adorables) venaient nous voir, je ne supportais pas leur venue. Une intrusion, une poche d’affect qui se perçait, il fallait écoper et il fallait faire face sans s’effondrer. Je courais dans ma chambre me rassembler, vérifier que j’étais et serai intacte, puis je pouvais accepter leurs baisers et leur besoin de mon amour.
Quand tu es enfant tu essaies de te formater car tu saisis vite l’ampleur du désastre si tu choisis la différence. L’école est le moule suprême après la famille. Tu fais bonne figure, tu montes au créneau et tu vis, tu socialises et tu mets un mouchoir sur trop de sensibilités qui seraient qualifiées de sensibleries pathologiques. Tu piges très vite les enjeux.
Rester dans le système. Plaire à tes parents sans être trop anormal. Avoir des copains. Et puis heureusement l’adolescence t’invite à crever les yeux à ces petits cons, à partir en live, à expulser un peu du formatage et s’envoyer en l’air un moment. Le plus possible, le plus longtemps.
Différent ? Différence ? Arrive un jour où tu en as pris trop dans les mollets, dans les genoux et dans le ciboulot. Plus de la moitié de la vie derrière toi. Si tu as de la chance, il te reste 10 ou 20 années en santé correcte. Tu décides que le petit jeu a assez duré. Tu es différent. Point.
Tu portes le masque au dehors. Tu souris quand ils te font peine à voir et à entendre.
Tu me fais rigoler, me dit-on, Ah tu me fais marrer ! Et moi j’ai envie de te foutre une bègne bien trempée, figures toi. Tu me trouves bien rigolote, tu me trouves excentrique, moi je te trouve pas trop bien centré(e) et rire c’est mieux que te le dire, figures toi.
Et rire c’est mieux que te dire qui je suis.
Car sinon tu vas te décomposer, petit pissenlit qui ne sait pas , non qui ne sait pas pousser sur les graviers, toi. Fais moi plaisir, ferme-là.
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